CHAPITRE II

Gesanne Wval arriva dans le kineïrama comme une furie, entraînant derrière elle le Commissionnaire Martin et Nal Semar. Elle avait dû traverser tout le bâtiment au pas de charge, tellement elle soufflait et suait de toute sa face rougeaude, boursouflée. Gesanne n’était pas laide, mais elle était grosse, et cela suffisait à provoquer la répulsion instinctive d’Ylvain. Chaque fois qu’il la voyait, ses paroles se gonflaient d’ironie, ses pensées redevenaient animales, et ses yeux dénonçaient l’accès de cruauté qui lui déformait le tempérament. La directrice de Tashent était exactement son type de tête-à-claques et il éprouvait les pires difficultés à contrôler son mépris. Ce jour-là, il n’essaya même pas. La voix de Gesanne était intolérablement nasale et aiguë, et elle hurlait :

— Cette fois vous êtes allé trop loin, Ylvain de Myve !

Le kineïrama avait subi la même décrépitude que le reste des locaux : Wval buta sur un vestige de fauteuil, manquant s’étaler. Elle n’en poursuivit pas moins sa progression pachydermique.

— Vous allez ramasser vos affaires, récupérer votre cour et vider les lieux !

Ely, Made et La Naïa devaient composer cette cour. Ylvain n’aimait ni l’image, ni le dégoût qui accompagnaient la formule ; il décida de sortir de ses gonds.

— Stop ! cria-t-il, la main tendue devant lui. Cour ! Vous avez dit « cour », maes Wval ?

Gesanne s’était figée et le Commissionnaire la heurta ; un autre jour, Ylvain aurait lâché un sarcasme dévastateur. La grosse femme hésita un instant, jugea que six mètres représentaient une distance raisonnable et se remit à beugler.

— J’ai dit « cour », oui, par politesse ! J’exige des explications, Ylvain de Myve.

Dans sa bouche, Myve était une abominable usurpation et Ylvain un crachat.

— Je les aime toutes les deux, railla Ylvain. Et Ely aussi, mais pas de la même façon. C’est plus fort que moi, maes, j’ai de l’amour et de la semence pour deux ou trois.

La directrice faillit suffoquer, vira du rouge au violet en doublant quasiment de volume. Il osait se moquer d’elle ! Il osait prendre sa colère à la plaisanterie ! Avec ses sales petites histoires de fesses, de surcroît !

— Cessez de faire l’imbécile ! brailla-t-elle. Vous savez pertinemment de quoi je parle ! Expliquez-vous !

— Non.

— Non ? Vous refusez de vous justifier ? Vous…

— Non, répéta Ylvain. Non, maes, je ne sais pas de quoi vous parlez avec autant de… de… de conviction. (Il se passa la main dans les cheveux.) Mais vous allez m’éclairer, n’est-ce pas ?… Après avoir convenu, bien sûr, de l’inadéquation du substantif « cour » appliqué à mes amies.

Ylvain se sentait odieux, seulement il savait pouvoir se le permettre : Semar et Martin ne s’étaient pas déplacés pour repartir bredouilles.

— Cessez de faire l’imbécile, intervint Naï Semar – avec moins de… conviction. Nous avons passé l’âge de ces gamineries.

— Et depuis un moment en ce qui vous concerne, n’est-ce pas, maes ? Encore qu’à votre place, j’éviterais de mettre ma sénescence en avant.

Semar s’abstint de tout commentaire. Il ne voulait pas oublier le but de leur démarche lequel, si Ylvain se braquait, avait peu de chances d’être atteint. Gesanne dut finir par suivre le même raisonnement.

— Je veux bien admettre que mes mots ont dépassé ma pensée, s’excusa-t-elle, non sans difficulté.

— Ou l’inverse, ironisa Ylvain. N’importe, maes, je vous absous. Maintenant, si vous m’expliquiez le sens de votre… euh… irruption ?

Il était hors d’atteinte. Jed et le plus puissant groupe de presse terrien avaient fait de lui le centre de l’Homéocratie ; en cinq mois, son nom était devenu le plus célèbre de la Galaxie. Personne ne pouvait plus l’ignorer, de même que personne ne pouvait plus ignorer à quoi il se rattachait. Partout, on demandait des explications ; partout, on élevait des protestations ; partout, on parlait de lui ; de la Commission, des Bohèmes et de la censure homéocrate.

— Que fomentez-vous avec Toyosuma ? interrogea Gesanne Wval.

Avec Toyosuma ? Mais il ne fomentait rien avec Toyosuma : les Autonomes étaient prêts depuis si longtemps ! Tout était organisé, minuté, localisé, bien avant que la Tournée Bohème n’arrivât à l’École ; il manquait juste une date.

Bien sûr, c’était lui, ou plutôt Made, qui déciderait de cette date, mais pourquoi considérer le peu d’enseignement et les quelques conseils que tous deux distribuaient comme des éléments du complot ? Les Autonomes avaient sidéré Ylvain ; sidéré et séduit, par leur maturité, l’ouverture d’esprit qu’ils s’appliquaient à mettre en toute chose, leur indéniable volonté de changement et les risques qu’ils acceptaient de courir. Ils avaient juste attendu d’avoir un objectif qui en valût la peine.

— Je m’efforce de compléter la formation technique de vos kineïres.

— Quels kineïres ? Les Autonomes ?

— Les jeunes. Ceux qui ont encore la faculté d’apprendre, ceux dont des inhibitions n’altèrent pas encore les capacités d’évolution. Ni Made, ni moi ne projetons de manière traditionnelle, et notre technique surpasse de loin celle de l’École. Pensez-vous sérieusement que vos doyens soient capables de remettre en cause leur kineïrat pour étudier le nôtre ?

— De quel droit diffusez-vous cet… enseignement ? Quelles sont vos références pédagogiques ?

Gesanne recommençait à crier.

— Cela suffit ! J’effectue un travail bénévole sans empiéter sur vos plates-bandes. Considérez que cela paie votre hospitalité et arrêtez de me soupçonner d’actes infernaux !

— Vous n’avez aucune compétence pour…

Wval ne put achever sa phrase. Made, arrivant derrière eux, l’interrompit de la façon la plus autoritaire qui fût.

— Wval ! J’ai toutes les compétences requises ! Ce que nous faisons n’est peut-être pas fait dans les formes, mais c’est bien fait. Et si au lieu de débarquer toutes griffes dehors pour hurler, vous vous étiez informée plus avant, en assistant à l’un de nos cours, par exemple, vous auriez constaté la qualité de ce travail.

Gesanne redoutait Made, ou plus exactement Mademoisel, pour l’avoir pratiquée une année complète sur Chimë et s’être littéralement fait écharper par son talent. Elle était à la fois jalouse et subjuguée, à cause de son talent mais aussi de sa beauté. La rage et la crainte lui ôtèrent la parole ; Semar prit donc le relais. Hautain, il pontifia.

— L’Institut vous a déchue du titre de maes il y a trois mois. (Made n’en fut ni surprise, ni choquée ; cela devait arriver.)

— Vous n’aviez de toute façon jamais reçu la formation qui vous y aurait donné droit. (C’était Ennieh qui l’avait bombardée maes. Personne alors n’avait jugé-cette promotion imméritée ; elle avait même été plutôt bien accueillie.)

— En outre, ce que vous prétendez enseigner n’a jamais été approuvé par le Conseil des Maes, qui est seul apte à en estimer l’adéquation déontologique dont on peut faire plus que douter au regard de vos accointances. Par conséquent, en tant que délégué de l’ordre déontologique kineïre, je demande au commissionnaire Martin ici présent de vous sommer de cesser d’enseigner.

— Ce que je fais, bava le fonctionnaire. En vous avertissant solennellement qu’une récidive occasionnerait une interdiction plus générale d’exercice.

— Voilà ! conclut fièrement la directrice.

Naï Semar la foudroya du regard. Le dédain dans lequel il la tenait était moins sophistiqué et moins formel que celui qu’il éprouvait à l’égard des Bohèmes. Ylvain se dit que l’intelligence de Semar – il fallait quand même lui reconnaître cela –, devait se sentir esseulée au milieu de ses alliés, du moins sur Lamar.

Wval avait pâli, mais elle n’en retrouva pas son texte pour autant. Semar dut se résoudre à le prononcer lui-même :

— Vous avez abusé de l’hospitalité de l’École de bien des façons…

— A quel titre nous chapitrez-vous ? l’arrêta Made. Comme kineïre juriste déontologue ? Comme marionnettiste-conseil ? Comme suppôt de la Commission ? A moins que ce soit tout bêtement par civisme ?

Gesanne fondait à vue d’œil ; le Commissionnaire admirait l’élégance de ses chaussures. Il y avait du malaise hiérarchique dans l’air.

— Qu’importe ! éluda Semar. Nous savons tous à quoi nous en tenir… Les casquettes ont peu d’importance, ici et maintenant, non ? Puisque vous avez réussi à vous aliéner toutes les parties, vous pouvez estimer que je parle au nom de tous.

Le coup d’œil qu’il lança à ses deux acolytes en disait long sur l’importance qu’il accordait aux autres parties.

— Bas les masques, hein ? remarqua Made.

— Appelez cela comme vous voulez.

— Videz votre fiel, maes. Votre soudaine honnêteté m’écœure encore plus que vos manières habituelles.

— Vous avez semé la zizanie dans l’École, se lança Semar. A tout le moins, vous l’avez aggravée. Toyosuma et ses paranoïaques ne jurent plus que par vous, et ce que vous leur enseignez – en prenant grand soin de vous cacher –, vise à accentuer cette dissension.

*

Made leva les yeux au ciel.

— Votre campagne de dénigration de l’Éthique engendre des incidents dans toute l’Homéocratie, jusque sur Lamar. Nous ne pouvons plus tolérer que Tashent serve de point de départ à cette fanatisation, ni que vous en usiez comme d’un appui logistique.

Le rire d’Ylvain coupa bruyamment les récriminations de Semar.

— L’ansible, c’est ça ? hoqueta-t-il. Ce fichu appareil doit vous coûter réprimande sur réprimande, hein ?

Semar se rembrunit. Lui aurait dit « savon sur savon », et même s’il n’avait jamais cru un instant qu’Ylvain utilisât réellement la machine de Tashent – il la faisait surveiller nuit et jour –, il avait dû se ranger aux avis de Jarlad : il ne pouvait en être autrement. Donc, au risque de provoquer le soulèvement des Autonomes, il fallait expulser Ylvain.

— Je sais que vous n’avez accès à aucun ansible sur Lamar, comme je sais que vous n’avez pas quitté l’École depuis cinq mois alors que ni Mayalahani, ni la Bohème qui l’accompagne ne s’en approchaient à moins de cinq kilomètres. Nous avons filé tous les Autonomes qui, pour une raison ou une autre, se sont absentés d’ici ; nous avons même fini par filer les Orthodoxes ! Martin fait travailler une équipe de techniciens sur les communications de l’École et aucune onde ne quitte le parc sans être dûment analysée. Pourtant, régulièrement, un agent intercepte çà ou là, un peu partout dans l’Homéocratie et tout particulièrement sur Still, un message de vous à vos amis. Nous avons envisagé toutes les hypothèses, de la simulation aux enregistrements différés, mais chaque fois un détail ou un autre les a infirmées. Les communications à cette Amdee, par exemple, ne peuvent être que de vous et effectuées en temps réel…

Ylvain pleurait de rire, Made jubilait, Semar, Wval et Martin oscillaient visiblement de la terreur superstitieuse à l’indignation outrée.

— Je n’attends pas que vous m’expliquiez l’astuce qui vous permet de communiquer avec Still, Isis ou Terpsichore, je tiens uniquement à préserver l’École des soupçons qui pèsent sur elle. Et, par là même, à vous ôter ce moyen si mystérieux… car je subodore qu’il est effectivement lié à Tashent. (Maes Naï Semar prononçait les mots comme par dépit, parce qu’il n’avait rien d’autre à retourner contre Ylvain et Mademoisel.) Un détachement de gardes gouvernementaux vous accompagnera jusqu’à la ville la plus proche, mais vous êtes interdits de séjour à Lamar Dam… Vous avez une demi-heure pour vous préparer.

La dernière phrase avait été mitraillée. Semar n’ayant plus rien à faire avec ces deux-là, il leur tourna le dos et quitta la pièce si rapidement que ses deux compagnons faillirent ne pas le suivre.

— Commissionnaire Martin ! rappela Ylvain. Ce bannissement de la ville est une décision du Gouverneur ?

— Bien sûr.

— C’est éthique, ça ?

— C’est une recommandation qui émane de mes services. (Le fonctionnaire se délectait.) Quarantaine de principe consécutive à des préjudices occasionnés à un bien ou une personne publique – reconductible jusqu’à amendement, bien entendu.

— Quels préjudices ?

— Ceux portés à l’intégrité de l’École Tashent, enregistrés sous la plainte 160-432-D-26 déposée par la mandataire-directrice Gesanne Wval au nom de l’École ce matin. Ne vous fatiguez pas, tout est parfaitement légal et éthique, j’ai travaillé quatre jours dessus.

En disant cela, l’homme se retourna pour chercher l’approbation de Semar et Wval et s’aperçut qu’ils avaient quitté le bâtiment. Son assurance voluptueuse disparut aussitôt. Ylvain en profita pour l’effrayer :

— Êtes-vous sûr que ce risque valait la peine d’être pris, Commissionnaire ?

— Quel risque ?

— Celui que, pour une raison ou une autre, je projette.

— Ha, ha ! Bel optimisme !

— N’est-ce pas ? La pression publique n’est pas encore assez forte, mais elle augmente, Commissionnaire, elle augmente…

C’était une chose que Martin pouvait vérifier tous les jours et qui finirait par le déranger puis par l’angoisser. « Je suis puéril », songea Ylvain. « Seulement ça fait du bien ! »

Il préférait aussi avoir un adversaire qui doutât dans une mauvaise direction plutôt qu’un ennemi confiant dans ce qui faisait réellement sa force.

Tout à coup, il lui semblait que la base du plan de Made était bien fragile, parce qu’elle pouvait s’effondrer sous leurs pieds. La jeune femme était en effet partie d’un postulat que tout vérifiait : celui que la Commission ne pouvait se permettre d’employer trop tôt des moyens radicaux, et donc qu’elle n’oserait aucun coup de force supplémentaire.

Pourtant, certaines similitudes étaient inquiétantes. A Nashoo, Ylvain avait bloqué l’ansible, obligeant quelqu’un à prendre une décision solitaire et immédiate : mettre l’astroport sous surveillance. Ici, on interdisait l’ansible à Ylvain et, en l’expulsant de la capitale, on le maintenait sur Lamar, loin de l’astroport. Sur Still, la Commission avait opté pour l’élimination immédiate, s’exposant à un dangereux remous politique…

— Made ? A part nous descendre, que peuvent-ils faire qui nous mette sur la touche ?

— Tu y penses aussi, hein ?

— J’ai l’impression que nous avons oublié quelque chose… Vont-ils se remettre à l’assassinat ?

— Non. En ce moment, tu deviendrais un martyr dévastateur. Ils devront attendre. Seulement pour attendre, il faut te rendre inoffensif. Un moyen efficace serait de t’amener à décider toi-même de te retirer du jeu.

— Ils peuvent toujours rêver…

Ylvain remarqua que Made n’impliquait que lui, laissant comme toujours son propre rôle dans l’obscurité.

— Ils ont ce moyen.

Il fut surpris ; d’autant plus surpris qu’il n’en croyait pas un mot… Mais Made n’avançait jamais rien gratuitement. Il préféra ne rien dire, ne rien demander, continuer à ignorer. Il ne voulait pas entendre l’énoncé d’une douleur, savoir comment il allait souffrir, parce que cette souffrance était une certitude… Ignorer.

— Il leur suffit d’enlever quelqu’un qui t’est cher, poursuivit impitoyablement Made. Tu protégeras sa vie de ton silence, ou pire, tu te renieras. Cette pression est facile à exercer : ils ont trop de choix.

— Ely !

— Ou La Naïa, ou moi… Toutefois, tu as raison, Ely est le meilleur choix, le plus subtil. Peut-être est-il trop subtil pour qu’ils misent dessus.

— Ely.

Oui, Ely. Made le savait, La Naïa le savait, et Ely aussi, bien sûr : à travers sa polygamie, qu’il n’avait jamais vraiment conscientisée, Ylvain aimait Ely au-delà de toute folie. Oh ! il aimait aussi Made et La Naïa, et tout chantage qui s’appuierait sur la séquestration de l’une ou l’autre fonctionnerait à merveille. Mais là, il pensait à Ely, uniquement, et Made devait se contraindre à n’en pas souffrir, parce que c’était la condition originelle de ses relations avec lui.

— Pour kidnapper Ely, il faudrait l’anesthésier à distance et la maintenir en cryothermie, raisonna-t-il. Tant que nous ne projetons pas sans amplikine, ils ne peuvent pas prendre ces précautions. Tu es une cible pour l’heure plus facile, et La Naïa davantage encore.

— Je ne suis pas une proie si commode ! se récria Made, ragaillardie par la lucidité d’Ylvain. Je me passe très bien d’amplikine.

Et pour le démontrer, elle projeta l’un des tours que lui avait appris Ely.

— J’ai bien peur que faire bander une équipe de la C.E. ne soit pas une défense suffisante, la chahuta Ylvain. Et je doute que nous disposions de suffisamment de temps pour apprécier les avantages de ce délicieux talent.

— Dommage.

« Je sais bien que tu n’en as pas envie », pensa Ylvain. « Je sais même pourquoi. »

— Bon, il faut prévenir Toyo de notre départ, conclut Made. Je ne tiens pas à ce qu’il déclenche le feu d’artifice trop tôt.

*

Semar les avait pris de vitesse : le détachement – six hommes de troupes et un officier – les attendait devant le bâtiment. Ylvain ne chercha même pas à s’assurer que leurs ordres consistaient à leur interdire de communiquer avec les Autonomes, c’était implicite.

Il n’avait pratiquement aucune expérience des militaires mais, d’emblée, il comprit que ceux-là n’avaient été choisis ni pour leur finesse d’esprit, ni pour leur humanisme. Le plus chétif des gardes devait mesurer deux mètres et peser son quintal, sans cependant afficher une once de graisse ! Sade l’aurait trouvé mignon ; Ylvain, lui, considéra que ni son uniforme surtendu, ni son casque dépoli, ni l’arme imposante qu’il portait à la ceinture, ni la matraque neurolyse plaquée sur sa cuisse gauche n’invitaient à la conversation. Et les cinq autres étaient à son image… en plus costauds. Quant à l’officier, il se distinguait par sa carrure, encore plus athlétique, par l’absence de neurolyseur, par un vague soupçon d’intelligence dans l’œil droit et un képi à deux étoiles flamboyantes.

Ylvain ignorait et se contrefichait de la signification précise des étoiles. Par contre, il comprit instantanément la valeur culturelle qu’il convenait de donner aux pouces passés dans le ceinturon, à l’inclinaison frontale du képi, aux épaules déjetées et à la position campée-tendue-écartée des jambes du gradé. Il allait cracher l’ironie de son venin lorsque Made lui souffla la parole.

— Si vous pouviez nous prêter une ou deux paires de bras, lieutenant, nous gagnerions un peu de temps, lança-t-elle avec beaucoup d’aisance et de distinction. « Je me vois mal rendre ce… ce lieu dans l’état de chambardement où il se trouve.

L’officier en releva son képi de surprise.

— Euh…, avoua-t-il sans hésitation, dévoilant par cette simple interjection l’élégance raffinée d’une culture aussi irréprochable que naturelle, je ne sais pas si…

— Si quoi, lieutenant ? se piqua Made. Si cela entre dans vos attributions ? Soyons pratiques : je ne partirai pas d’ici avant que tout soit en ordre, et seule, je risque d’en avoir pour un moment ! Donc, si votre mission est minutée, ce « coup de main » rendra service à tout le monde.

L’officier se surpassa de quelques secondes de méritoires réflexions puis se rendit à la logique de Made, poussant l’efficacité jusqu’à mettre ses six sur-hommes au service de cette cause ménagère, tombant lui-même la veste quand, après un rapide examen des lieux, Made lui annonça négligemment que, s’il ne s’agissait que d’astiquer tout le bâtiment, la moindre des choses était de lui redonner une allure convenable.

— A cette heure-là, Toyo quitte sa classe pour rejoindre son appartement, glissa-t-elle à l’oreille d’Ylvain. Il devrait y être d’ici une dizaine de minutes… Il est réglé au césium, ce type ! Je ne sais pas si tu peux le faire, mais le seul moyen de le prévenir…

Ylvain avait dix minutes pour composer une keïnette, en souhaitant que Toyosuma ne dérogeât pas à ses habitudes et que son propre faisceau atteignît précisément les quartiers de l’Autonome. Quartiers dont ils ignoraient la localisation exacte… « Trois fois rien ! » médita-t-il. « Projeter un faisceau compact à l’aveuglette, peut-être dans le vide, que personne d’autre que Toyo ne devra percevoir… Tu parles d’un boulot ! » Restait l’inhibiteur d’Ely, qu’il n’avait malheureusement jamais pratiqué, cette espèce de plombage sélectif ; mais comment coder une particularité fiable qui l’autorisât à élargir raisonnablement son faisceau ?

*

Toyosuma avait réintégré sa cellule – c’était un deux-pièces assez grand, mais il ne pouvait se résoudre à le considérer comme un appartement. Comme toujours, il s’était livré à son rituel domestique : un grand verre d’eau dégusté debout, un coup de pied dans ce maudit tabouret qui traînait encore au milieu du salon, un coup d’œil par la baie pour s’assurer que les arbres n’avaient pas encore rattrapé son balcon – chaque année, au début de l’été, le feuillage de deux d’entre eux envahissait sa petite terrasse –, et le plongeon ridicule dans le canapé pour cinq minutes de décompression. Après cette relaxation, il enchaînait sur une douche multijets très froide, la pression au maximum, puis, inévitablement, s’installait au monitor pour ingurgiter durant une demi-heure de données bibliothécaires sur des sujets qui pouvaient varier de l’anachronisme turde dans l’architecture velemite à la symbiose empathique de la flore mytane, en passant par à peu près n’importe quoi, pourvu que ce fût technique, hermétique et gratuit. Toyosuma aimait l’information pour elle-même. Il aurait aisément pu passer pour érudit, mais il ne laissait jamais sa culture se mêler de son existence ; il croyait qu’il s’agissait de la meilleure façon de ne pas déprimer.

Il en était à sortir de la douche, après une ventilation asséchante aussi froide et violente que l’eau, se régalant d’avance de sa lecture du jour : l’aberration temporelle des replis hyperspatiaux.

A peine installé devant l’écran, il s’aperçut de sa nudité. En fait, il s’était toujours assis nu face au monitor, mais c’était la première fois que sa pudeur s’en inquiétait. C’était aussi la première fois qu’il avait quelqu’un allongé dans le canapé en face de lui. Ylvain le regardait en souriant.

— Salut, Toyo.

Il se demandait comment Ylvain était entré.

— Euh… salut.

La baie était fermée, et lui seul connaissait le code d’accès.

— Ça surprend, hein ? demanda Ylvain.

— Ben… un peu… oui, répondit-il. C’est-à-dire que je ne m’att…

Le divan et Ylvain s’élevèrent doucement vers le plafond. Toyosuma en oublia de cacher son intimité pour se dresser d’un bond.

— Eh ! Arrête ce générateur, tu vas me court-circuiter toute la baraque !

— Accroche-toi, Toyo… Je suis certain que tu n’as encore rien compris.

— Qu’est-ce que tu veux que je comp…

Le canapé se volatilisa. Ylvain flottait en l’air comme un lama…

— Mais…, s’indigna Toyo.

La baie vitrée explosa en millions d’oiseaux multicolores ; un orage éclata dans l’appartement traversé par un troupeau de bovidés roses à pois verts ; puis tout cessa. Toyosuma était retombé sur le tabouret, face à l’écran derrière lequel, dans le canapé, toujours souriant…

— Je projette, expliqua inutilement Ylvain. Tu es dans une projection, Toyo, dans un keïn… Sans amplikine.

Toyosuma était étourdi. Il ne trouvait rien d’adéquat à ressentir, rien à exprimer ; d’ailleurs, il venait de réaliser qu’il ne lui servirait à rien de s’exprimer : Ylvain ne voyait ni n’entendait rien.

— C’est un secret mortel, Toyo, poursuivait la projection. Tu conserveras ça dans un tiroir inviolable de ta tête. Cela ne change rien à notre amitié, mais je suis obligé de te menacer : je ne peux pas prendre le moindre risque. Dans quelque temps ça n’aura plus d’importance, seulement aujourd’hui, nous sommes dix à connaître mon petit talent. C’est suffisant, tu comprends ?

Toyosuma hocha la tête, pour lui-même. Il comprenait parfaitement : la mort était la seule sanction acceptable ; et, avec un tel pouvoir, elle était incontournable. Il subissait le même abattement qui avait accablé Made, deux ans auparavant, quand elle avait découvert la puissance d’Ely.

Rapidement, Ylvain lui relata les derniers événements, plus quelques autres qui remontaient parfois jusqu’au Festival Nashoon. Les modes dont il usait pour imager et détailler ces événements étaient effrayants de maîtrise technique. Toyosuma supposa qu’il projetait une restitution mémorielle de ce qu’il avait vécu, comme un patchwork de scènes imbriquées les unes dans les autres, défilant à une allure insoutenable.

— Dans un quart d’heure, les gardes vont nous faire traverser l’École. Ramasse quelques amis et arrangez-vous pour être sur notre passage… fortuitement. Étonnez-vous, indignez-vous, demandez des explications… A tes amis, tu diras que tu as surpris une conversation, débrouille-toi… Je ne sais pas ce que fera l’officier, mais ne vous interposez pas trop. Foncez chez Wval et faites un scandale du tonnerre, étendez-le à toute l’École, à toute la planète.

« Axez-vous sur l’ingérence de Semar, la mainmise de l’Institut, l’incompétence de Gesanne. Quelques Orthodoxes vont être amenés à réviser leurs positions ; ne les brusquez pas. Cet incident doit servir de point de départ à la destitution de Wval, l’expulsion de Semar et la réorganisation de Tashent, alors prenez votre temps, faites ça dans les règles de l’art : vous avez un motif en béton, ne le gâchez pas ! Disons que vous devez faire grimper les enchères pendant trois ou quatre semaines… Je te laisse, Toyo, bonne chance. »

La projection d’Ylvain disparut aussi brusquement qu’une image holo subitement privée d’énergie. Toyosuma ne s’accorda pas une seule seconde : se jetant dans ses vêtements, il se précipita à la cafétéria. Là, il était certain de trouver quelques Autonomes. Suivre les consignes d’Ylvain était d’autant moins astreignant qu’elles étaient excellentes. Il allait juste leur donner une dimension supplémentaire en invitant deux ou trois Orthodoxes des moins obtus à surprendre l’expulsion de Made et Ylvain. La zizanie, après tout, pouvait parfois servir de justes causes.

Toyosuma aimait bien ce concept de cause. C’était même un peu pour cela qu’il admirait Ylvain.